Enracinement territorial des institutions scolaires et trajectoires résidentielles
Rémi Sinthon  1, 2, 3@  
1 : Enquêtes, Terrains, Théories (ETT)/Equipe CMH  (ETT-CMH)  -  Site web
Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS)
48 Bd. Jourdan 75014 Paris -  France
2 : Centre européen de sociologie et de science politique de la Sorbonne  (CESSP)  -  Site web
Université Paris I - Panthéon-Sorbonne, École des Hautes Études en Sciences Sociales [EHESS], CNRS : UMR8209, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS)
3 : Groupe de Recherches et d'Etudes Sociologiques du Centre-Ouest  (GRESCO)  -  Site web
Université de Poitiers, Université de Limoges : EA3815, Institut Sciences de l'Homme et de la Société

Il s'agit d'abord de montrer, pour le cas de la France métropolitaine du tournant du XXIe siècle, à quel point les trajectoires résidentielles, au moment du passage à l'âge adulte, dépendent de la trajectoire scolaire antérieure. Puis de montrer que ce lien entre trajectoires scolaires et résidentielles se comprend par l'inscription des institutions scolaires un espace hiérarchisé, qui doit en grande partie sa forme à l'histoire longue des institutions scolaires.

L'essentiel du matériau vient de l'enquête du Céreq Génération 1998, portant sur 11167 individus sortis du système éducatif en 1998 et interrogés quatre fois jusqu'à 2008. Il s'agit de la seule enquête qui donne des indications non seulement sur le lieu de résidence au moment de l'enquête mais aussi pendant l'enfance (en plus de celles sur la profession, le diplôme et l'origine sociale).

J'utilise aussi diverses données localisées du recensement de 1999, ainsi qu'une base de données construite par mes soins sur les universités françaises et les territoires où elles sont implantées.

 

 

1. Des espaces de circulation qui diffèrent selon le niveau de formation

 

L'enquête Génération 1998 ne renseigne cependant les lieux de résidence qu'avec peu de précision : la tranche d'unité urbaine des territoires n'est pas renseignée, mais seulement leur « zonage urbain », qui regroupe plus de la moitié de l'échantillon dans la catégorie « commune urbaine », ainsi que le département. Pour pallier cette limitation, je construis deux indicateurs : l'un en une dizaine de modalités, que je qualifie ici de « simple », qui distingue les « zonages urbains » selon qu'ils soient ou non en Ile-de-France ; l'autre comptant de l'ordre de 300 modalités, que je qualifie de « fin », issu du croisement entre le « zonage urbain » et le département.

 

Je montre dans un premier temps qu'en contrôlant un grand nombre de variables (sexe, nombre d'enfants, revenu, zone simple de résidence pendant l'enfance, profession en 2 postes, profession du père en un poste), plus un individu de l'échantillon a atteint un niveau scolaire élevé, plus il a de chances de vivre à plus de 30 km du lieu où il a grandi.

Puis, en construisant un indicateur basé sur la distance entre les villes les plus peuplées des départements de France métropolitaine (hors Corse), je montre que plus un individu a atteint un niveau scolaire élevé, plus il tend également à vivre loin du lieu où il a grandi (en contrôlant les mêmes variables).

 

Je montre ensuite à partir du zonage simple de la résidence au moment de l'enquête que les mouvements mis en évidence tendent à se réaliser en direction de zones plus urbanisées, et en particulier en direction de l'agglomération parisienne. Puis j'affine le résultat en montrant que ces mouvements prennent la forme d'une ascension au sein du zonage fin que j'ai construit : plus on a atteint un niveau scolaire élevé, plus on a de chances de vivre dans un territoire dont la population d'ensemble (de 25 ans ou plus ayant fini ses études) est plus diplômée. Ce résultat contrôle la zone de résidence simple pendant l'enfance et le nombre de résidents de la zone de résidence fine à la fois pendant l'enfance et au moment de l'enquête.

 

 

 2. Les sources historiques des mouvements mis en évidence

 

Ces constats permettent de dessiner l'enracinement territorial du capital scolaire en France, sur un espace hiérarchisé par la distance administrative au centre parisien. Les mouvements mis en évidence résultent en effet en partie d'un effet d'agrégation, consécutif de l'enracinement territorial préexistant du capital scolaire.

 

Je montre d'abord le fait morphologique élémentaire du taux de hauts diplômes chez les 30-59 ans, qui s'accroît régulièrement avec le degré d'urbanisation. Puis je décris plus finement cet espace hiérarchisé par le capital scolaire à partir de statistiques scolaires.

 

Je rappelle alors à partir de divers travaux d'histoire que la formation de cet espace est liée à celle d'un État fortement centralisé autour de Paris, qui a trouvé une traduction également dans les domaines des armes et des finances, des voies de communication ou de la langue. Je suis alors en mesure de montrer la spécificité de l'enracinement territorial des institutions proprement scolaires, à partir d'une base de données sur les 43 unités urbaines (au sens de l'INSEE) qui en 1999 hébergent l'une des facultés de Sciences ou de Lettres en France métropolitaine. Je montre une corrélation relativement importante (R² = 0,64) entre deux caractéristiques de ces territoires universitaires : leur rang sur la base de la part de diplômés de l'enseignement supérieur chez les 25 ans ou plus ayant fini leurs études, et la date d'ouverture de la première faculté de Lettres ou de Sciences depuis la table-rase de 1793.

 

Je commente ensuite ce lien fort entre ancienneté des institutions universitaires et proportion locale de diplômés, en distinguant le cas des huit territoires les plus anciennement universitaires, puis celui de la masse des territoires dont les facultés n'ont été ouvertes qu'après-guerre. Je propose quelques hypothèses sur les mécanismes sous-jacents, notamment ceux susceptibles d'expliquer les écarts à la corrélation d'ensemble.

 

Je conclus sur l'importance qu'il y a à tenir compte de l'inscription longue des institutions pour comprendre les comportements scolaires et résidentiels individuels, et ouvre sur les conséquences en matière de mobilité sociale (et plus simplement de mobilité territoriale). Le territoire lié au capital scolaire a une forme spécifique en France, ce qui induit des trajectoires spécifiques pour ceux qui ont investi ce capital. À l'inverse, si on veut analyser des trajectoires descendantes où le capital scolaire a été peu investi, on constate (tendanciellement) un investissement local, au sein d'espaces qui justement sont le lieu de légitimités relativement indépendantes de la légitimité scolaire (plus largement des légitimités liées à la construction de l'Etat). L'analyse des trajectoires descendantes ne peut donc pas être la même selon l'espace spécifique où elles se déploient.


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